Notes de lecture

À propos de « Strike for America. Chicago Teachers Against Austerity », ouvrage de Micah Uetricht

Strike_for_America-128a0e9e897493bdee9ae3581ceabac0Note de lecture publiée dans la revue Les Mondes du Travail, n°15, 2015.

Micah Uetricht, Strike for America. Chicago Teachers Against Austerity, London & New York, Verso, 2014, p. 135.

Les attaques contre l’éducation publique étaient particulièrement virulentes aux États-Unis au cours des dix dernières années. La ville de Chicago, où le mouvement syndical est traditionnellement fort, est à l’avant-garde de ces attaques. Pourtant, c’est là aussi que les politiques néolibérales rencontrent la résistance la plus forte. Dans un ouvrage qui ne mobilise pas explicitement un appareil théorique, Micah Uetricht, journaliste engagé, revient sur la grève des enseignants qui en 2012 a fait la une des titres de presse étasuniens. Il y défend l’idée que l’appui des usagers est indispensable – quoique pas suffisant – pour qu’une lutte puisse être victorieuse dans le secteur des services publics.

De nombreuses écoles publiques des quartiers populaires ont fermé à Chicago dans le cadre du programme Renaissance 2010. Celui-ci a pris pour cible les établissements fréquentés par 88% d’enfants de la communauté Afro-américaine, dont les performances sont les plus faibles d’après des tests standardisés. Parallèlement, la proportion des enseignants Afro-américains diminue de 45% en 1995 à 29% en 2011. L’introduction du salaire au mérite, la facilitation des licenciements et la suppression de la négociation collective dégradent fortement les conditions de travail dans les écoles publiques, avec les effets néfastes qui en découlent pour les élèves. La situation n’est guère meilleure dans les établissements privés bénéficiant de financements publics (charters schools), où les effectifs ne cessent de croître dans les classes.

Micah Uetricht explique que des changements importants interviennent au sein du Chicago Teachers Union (CTU) durant cette période. À l’instar de la plupart des syndicats américains, le CTU a connu un long processus de bureaucratisation consistant à faire prévaloir les intérêts de son appareil sur ceux de ses affiliés. La réticence à s’opposer aux attaques contre l’école publique par le United Progressive Caucus (UPC), courant qui dirige le syndicat depuis les années 1970, aboutit à une crise de leadership en raison du mécontentement croissant des membres. Entre 2001 et 2003, il est détrôné par le ProAcrive Chicago Teachers (PACT). Le « syndicalisme de service », limitant l’activité syndicale à la prise en charge des cas individuels, n’est pas pour autant remis en question. En 2008, la création d’un nouveau courant syndical d’opposition, le Caucus of Rank-and-File Educateurs (CORE), qui met au centre de son orientation l’implication des membres et la compréhension des politiques néolibérales, change la donne.

L’auteur explique que l’élection du CORE à la direction du CTU en mai 2010 est décisive pour placer la question du racisme au cœur de la lutte contre la fermeture des écoles publiques. Les sections syndicales de chaque école sont encouragées à prendre des initiatives en misant sur la défense des conditions de travail en même temps que de la qualité de l’enseignement dispensé, en collaboration avec les parents et les communautés Afro-américaines et Latinos. Pour illustrer cette transformation de l’activité syndicale, l’auteur cite le témoignage de Charlotte Johnson, activiste recrutée par le CORE : « L’ancienne direction estimait que le maximum que nous pouvions faire consistait à aider individuellement les étudiants. La mise en question d’un système qui n’assure pas une éducation de qualité n’était pas à l’ordre du jour. [Le CORE] a permis de donner une dimension collective à des luttes individuelles » (p. 41).

Le travail que le CTU engage avec les communautés Afro-américaines et Latinos ainsi qu’avec les parents d’élèves permet alors la constitution d’un « front social » large et organisé qui prend en compte les intérêts des couches les plus défavorisées de la population dans la défense de l’école publique. L’auteur explique que « le syndicat a mis la question des inégalités raciales au centre de son travail quotidien, de sorte à créer un dialogue entre enseignants et parents Afro-américains dont les enfants portent le plus grand poids des décennies de désinvestissement dans leurs écoles et leurs quartiers » (p. 110). Ce travail se caractérise par des nombreuses actions de lutte au niveau des quartiers. Lorsque la grève démarre, le 10 septembre 2012, elle permet de rassembler dans un même mouvement l’ensemble des mobilisations éparses. Elle est déclenchée par quelques 26 000 membres du CTU dans quelques 600 écoles publiques de toute la ville. Les enseignants, les communautés et les parents unissent leurs forces pour s’opposer à la décision de Rahm Emanuel, maire démocrate et ancien secrétaire général de la Maison-Blanche au début de la présidence de Barack Obama, d’allonger la journée de travail sans compensation salariale, de supprimer la prise en compte de l’ancienneté dans l’évolution des salaires et d’augmenter les primes de l’assurance maladie [1].

Ce mouvement surprend l’establishment politique qui avait pris des mesures préventives pour rendre plus restrictif le recours à la grève. En 2011, le Sénat de l’Etat de l’Illinois avait décidé de voter une loi (Senate Bill 7) qui visait explicitement à rendre plus difficile le recours légal à la grève, notamment par le relèvement du seuil de votes nécessaires à sa validation : celui-ci passe de 50% à 75% (calculés sur la base de tous les membres du syndicat). Fait intéressant, cette nouvelle loi produit l’effet contraire. Quand les enseignants décident d’entrer en grève, ils sont incités à s’organiser davantage pour en assurer la légalité. Ainsi, le 6 juin 2012, quand les membres du CTU s’expriment sur la grève, 98% l’approuvent avec un taux de participation de 90 %. Les négociations se poursuivent alors jusqu’à un ultimatum posé par le syndicat fin août. Quand la grève démarre le 10 septembre, elle bénéficie d’un soutien important qui est majoritaire dans les communautés. La grève se termine le 19 septembre après deux jours de consultation des membres du CTU.

Les grévistes ont dû faire des concessions, notamment en ce qui concerne les indemnités en cas de licenciement. Ils ont toutefois obtenu des augmentations salariales, le gel des primes de l’assurance maladie et la mise à disposition gratuite des livres de cours dès la première année scolaire. Rahm Emanuel a également échoué à imposer l’élargissement du salaire au mérite et la prise en compte des performances des élèves dans l’évaluation des enseignants. La grève est pour Micah Uetricht une bataille victorieuse, mais pas suffisante pour arrêter les attaques contre l’école publique : « Les enseignants n’ont gagné qu’une grève historique. Peu d’entre eux semblent intéressés à célébrer cette réussite – leur regard est tourné davantage sur comment mieux se positionner lors des combats futurs pour l’éducation publique » (p. 77). Le défi consiste à briser le consensus existant entre les partis démocrate et républicain qui bénéficient de l’appui financier de plusieurs fondations privées à hauteur de milliards de dollars.

La lecture de l’ouvrage permet de saisir l’importance d’une direction syndicale combative, mettant au centre de son orientation la participation active des membres, la question du racisme et la défense du bien commun, dans l’affirmation d’un mouvement d’opposition très large et organisé qui débouche sur une grève. La nouvelle orientation syndicale du CTU commençait cependant à prendre forme déjà dans l’activité quotidienne de ses membres. Si l’élection du PACT à la direction entre 2001 et 2003 anticipait peut-être cette évolution, celle du CORE en 2010 a clairement permis de consolider ce processus en donnant une dimension collective à des luttes encore éparses.

Quand l’auteur mentionne dans la partie conclusive de l’ouvrage plusieurs expériences de lutte qui se sont inspirées de celle des enseignants de Chicago, il aurait pu approfondir la difficulté à construire un rapport de force à l’échelle du pays lorsqu’il s’agit de défendre les services publics. Si l’on prend comme exemple l’enseignement, seul un mouvement à l’échelle du pays serait à même d’exiger le retrait du programme Race to the to top (« La course vers le sommet ») qui vise à terme la privatisation des écoles publiques aux Etats-Unis. Il s’agit d’un programme signé par le Président Barack Obama, mais qui est bipartisan, dans la mesure où il s’inscrit dans un consensus commun entre les partis démocrate et républicain depuis la présidence de Ronald Reagan (1981-1989).

[1] L’assurance maladie, ainsi que le niveau de la couverture des enseignants, sont contractés par l’employeur qui prélève les primes directement des salaires.

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