Interviews

Genève. Grève à Gate Gourmet. Une lutte qui suscite une large solidarité à l’aéroport

Cet entretien avec des grévistes, conduit par Nicola Cianferoni & Camilla Mina, a été publié dans la revue À l’encontre (31.10.2013)
L’Aéroport international de Genève (AIG) est à nouveau le théâtre d’une grève. Après les salarié·e·s de Swissport, Dnata et ISS Aviation en 2010, c’est à ceux de Gate Gourmet, l’un des leaders mondiaux de la restauration pour les compagnies aériennes, de monter au créneau. Et pour cause. Dans le cadre d’un vaste plan de restructuration, l’entreprise souhaite imposer une dégradation des conditionsde travail de son personnel basé respectivement à Genève (Cointrin) et à Zurich (un hub lié à celui de Francfort). Ce plan prévoit une baisse de la masse salariale (diminution des salaires, intensification du travail, suppression d’emplois, etc.) et une concentration des activités dans des aéroports ciblés. Il s’agit ainsi de réduire les «coûts opérationnels» pour rester concurrentiel face aux autres entreprises au service des compagnies aériennes.
A l’Aéroport de Zurich, le syndicat SSP-VPOD a renoncé de négocier et a accepté la Convention collective de travail (CCT) proposée par la direction. La situation est en revanche différente à l’Aéroport de Genève, où le syndicat SSP-VPOD et le personnel massivement syndiqué rejettent en bloc ce nouveau plan. Face à cette résistance, Gate Gourmet a donc choisi de résilier la CCT pour la fin de l’année 2013, entraînant l’introduction de nouveaux contrats individuels pour le personnel. En réaction, une vingtaine de salarié·e·s se sont mis·e·s en grève dès le 14 septembre 2013. Un mois et demi plus tard, le conflit se trouve dans une situation de blocage: les grévistes tiennent bon bien que six d’entre eux, entre-temps, ont été licenciés avec effet immédiat. Une récolte de fonds est actuellement en cours. Il est possible de faire une donation sur le compte PostFinance 12-18077-3 avec la mention «grève Gate Gourmet».
Ce 31 octobre 2013, lors d’un rassemblement, en présence de salarié·e·s d’autres entreprises, s’est tenue une conférence de presse devant l’aérogare. Les grévistes ont remis une résolution à la direction de l’Aéroport de Genève, appuyée par une pétition signée par 2025 salarié·e·s travaillant sur la plateforme aéroportuaire. Cette pétition demande une meilleure protection des conditions de travail par le renforcement des CCT existantes et leur extension à toutes les branches.
Trois grévistes, Dominique, Théo et une autre souhaitant rester anonyme, se sont rendus à l’Université de Genève le 25 octobre 2013, lors du 42e jour de grève, pour partager leur combat avec les étudiant·e·s. Nous avons saisi cette occasion pour nous entretenir avec eux.

Présence des grévistes le soir des élections genevoises le 6 octobre 2013.
Présence des grévistes le soir des élections genevoises le 6 octobre 2013.


La grève a pour objectif de s’opposer au dumping salarial que l’employeur souhaite imposer au personnel. Pourriez-vous chiffrer précisément les baisses salariales prévues par les nouveaux contrats individuels?
Le salaire moyen de Gate Gourmet est d’environ 4200 francs bruts en tenant compte des cadres. Ce sont les chiffres que l’employeur nous a communiqués. Inutile de préciser la difficulté qu’il y a vivre avec des salaires aussi bas à Genève où le coût de la vie est très élevé. Nous avons plusieurs collègues dont l’épouse ne travaille que pour payer le loyer… La direction souhaite rapprocher la moyenne des salaires à un minimum fixé à 3500 francs bruts. Comment? En s’appuyant sur deux leviers.
Le premier consiste à diminuer les salaires les plus hauts en fixant un plafond à 5000 francs par mois. Aujourd’hui, on peut gagner encore jusqu’à 5800 francs par mois avec trente-cinq ans d’ancienneté, même si salaires avaient déjà été revus à la baisse après la faillite de Swissair. Voici pourquoi l’employeur a décidé de résilier la CCT. Les nouveaux contrats individuels prévoient, entre autres, une modification de la grille salariale impliquant une baisse, une progression limitée des salaires basée essentiellement sur le mérite, la suppression des majorations salariales de 25 % pour les heures supplémentaires et la diminution d’un tiers des indemnités prévues pour le travail irrégulier.
Le deuxième consiste à embaucher des travailleurs prêts à accepter un salaire d’engagement de 3500 francs. Il s’agit pour la plupart de frontaliers – domiciliés parfois très loin d’ici. Étant donné qu’un travail rémunéré 1500 euros à l’Aéroport de Lyon l’est 3500 francs à Genève, et que le taux de change actuel est intéressant, les emplois proposés par Gate Gourmet restent attractifs malgré les baisses salariales annoncées. Il est clair que l’employeur a saisi l’ouverture de frontières pour mettre les travailleurs en concurrence les uns contre les autres. Dans ce contexte, seul le maintien d’une CCT peut éviter le dumping salarial.
Même si la question est peu évoquée, les conditions de travail se sont également péjorées au cours des dix dernières années. Pourriez-vous nous en dire quelques mots?
Il n’y a en effet pas que le salaire! A l’époque de Swissair, il y avait des mois creux où on avait moins de travail. Aujourd’hui, l’entreprise s’appuie sur un socle minimal de personnel fixe pour assurer la production tout au long de l’année et engage des temporaires dans les périodes de pic. Les effectifs diminuent comme peau de chagrin, passant de 360 à 120 salarié·e·s en une dizaine d’années. Si tu n’arrives pas à faire le travail, les chefs ne sont pas contents et viennent te dire: «Pourquoi tu ne peux pas faire ton boulot si ton collègue y arrive?» Tu vas forcément plus vite si tu te retrouves tout seul car tu emploies toutes tes forces pour y arriver. Pour vous donner un exemple concret: les effectifs du bureau qui coordonne les opérations ont diminué de cinq à deux pour assurer le même service durant l’amplitude horaire de l’aéroport! L’entreprise a engagé plusieurs consultants pour suivre le processus de la production, chronométrer le temps qu’on prend pour effectuer chacune de nos tâches et proposer une réorganisation du travail qui optimise le flux de production. Ça ne marche pas à tous les coups et les chefs ont beau dire que la réorganisation a très bien fonctionné à Madrid ou ailleurs, ça ne change rien à l’affaire.
L’employeur souhaite baisser les salaires alors même qu’il a déjà obtenu une augmentation du temps de travail de 41 à 42 heures au cours des dernières années.
Le temps de travail est l’objet d’un combat quotidien pour quiconque travaille à Gate Gourmet. La timbreuse, nous l’avons baptisée: «la voleuse»! Si on ne vérifie rien pour bien dormir, on est perdants en permanence. Il faut donc sans cesse vérifier le décompte mensuel de nos heures et aller régulièrement réclamer au bureau des ressources humaines. Sans parler du fait que l’horloge de la cafétéria a quelques minutes d’avance sur la timbreuse, ce qui nous grappille des minutes…
La timbreuse pourrait fonctionner correctement si on respectait l’horaire à la lettre. Sauf que le planning change constamment. Maintenant, il y a beaucoup de malades, ce qui est normal car les gens sont à bout. L’entreprise n’emploie pas assez de personnel pour gérer avec souplesse les remplacements, ce qui fait que nos horaires changent constamment. La situation s’aggrave pour ceux qui doivent compenser l’absence des collègues. Il arrive qu’on nous appelle à la maison à 5 h 00 de matin pour nous demander d’arriver plus tôt au travail, soit à 8 h 00 au lieu de 10 h 00. Ou qu’on nous demande chaque jour de travailler une heure de plus. L’entreprise a décidé de sanctionner les malades cessant de rembourser, à compter du 1er janvier 2014, l’intégralité du salaire les trois premiers jours d’absence.
Comment résistez-vous dans ce combat quotidien qui voit l’entreprise chercher à rentabiliser la dernière minute de votre travail?
Le fait que beaucoup de collègues acceptent par peur d’être mal vus rend plus difficile de s’y opposer collectivement. Les chefs nous disent souvent qu’il faut faire des efforts si l’on veut que l’entreprise reste rentable et ne ferme pas ses portes. Ainsi, il arrive parfois qu’on nous renvoie à la maison avant la fin de l’horaire prévu dans le planning, en nous disant que l’on doit récupérer des heures supplémentaires. Il arrive aussi que le chef mette à jour le planning horaire en catimini… et qu’on t’appelle le jour où tu crois d’être en congé. Il est pourtant interdit de changer le planning horaire sans le consentement du travailleur. Comment voulez-vous organiser votre vie familiale? Soit tu ne divorces pas parce que tu ne vois jamais ton mari ou ton épouse, soit tu le fais en laissant… un mot sur le frigo! La nounou ne peut pas non plus garder les enfants à n’importe quelle heure de la journée et sans préavis. Il n’est donc pas étonnant que dans ces conditions le turnover soit très élevé. Les nouveaux embauchés restent rarement dans l’entreprise.
Serait-il possible pour Gate Gourmet de délocaliser les activités qu’elle mène à Genève vers un autre aéroport?
Il faut savoir qu’à l’époque de Swissair, Gate Gourmet fabriquait à peu près tous les repas. Le secteur de l’aviation civile étant encore fortement réglementé par l’Association internationale du transport aérien (IATA), les compagnies d’aviation se livraient une concurrence non pas sur les prix, mais sur la qualité des prestations. Les prix des vols étaient entre dix et vingt fois plus élevés dans les années 1980. Puis, nous avons vécu une lente descente aux enfers. La production des autres repas a été progressivement sous-traitée à des industries agroalimentaires hautement automatisées pour réduire les coûts. En effet, les prix de la production peuvent être baissés davantage si la fabrication est concentrée dans une usine spécialisée dont les produits sont ensuite dispatchés dans les divers aéroports européens. Aujourd’hui, nous ne fabriquons que les salades vertes… alors que les repas chauds le sont par exemple en Angleterre, en Italie ou en Belgique.
Il va sans dire que ce transport de la nourriture d’un coin à l’autre de l’Europe est une aberration écologique. Les activités basées à Genève consistent principalement à rassembler les livraisons et à effectuer la manutention nécessaire pour le chargement des repas à bord des avions. Elles ne peuvent être délocalisées sans compromettre le service de catering dans les avions. C’est d’ailleurs ce qui permet à notre lutte d’engager un rapport de force sans pour autant bloquer la production.
Quels liens entretenez-vous avec les collègues non grévistes?
Seuls les collègues qui s’étaient opposés à la grève s’arrêtaient au piquet pour parler avec nous. Ils nous disaient souvent: «Si vous étiez plus nombreux, je serais aussi en grève.» On leur expliquait qu’il fallait rester avec nous pour faire nombre. Nous avons déjà connu une grève dans l’entreprise, en 2004, quand pas moins de quatre-vingts salarié·e·s avaient suivi. Le blocage de la production nous a permis de négocier un accord satisfaisant en une demi-journée! La situation est loin d’être la même aujourd’hui. Nous ne sommes que 23 sur 122 à faire grève. Le jour où nous avons démarré la grève, la direction a engagé de nombreux agents de sécurité pour éviter à tout prix que l’on occupe les locaux de l’entreprise. Puis, elle a ordonné au personnel non gréviste de se rendre au travail en utilisant une autre entrée, située dans l’ancienne aérogare, pour nous isoler. Cela ne veut pas pour autant dire qu’ils ne sont pas solidaires avec notre lutte.
N’oublions pas que trois quarts du personnel de Gate Gourmet, soit 90 salarié·e·s, ont signé la pétition contre le dumping salarial à l’aéroport. Il n’est pas facile d’entrer en grève quand on craint pour son emploi. On comprend pourquoi l’employeur n’a pas hésité à licencier les six grévistes qui étaient entrés dans l’entreprise sans autorisation pour demander à parler à la direction. Ces licenciements sont à interpréter comme un signal d’avertissement destiné aux collègues susceptibles de rejoindre le mouvement.
Quelles sont les manifestations de solidarité exprimées envers votre lutte?
Nous rencontrons beaucoup de salarié·e·s d’autres entreprises actives à l’aéroport qui viennent nous dire: «Bientôt ce sera à nous de faire grève!» On sent que toutes les entreprises sont sous haute tension. Il n’est pas étonnant que la pétition contre le dumping salarial a permis de récolter déjà 2000 signatures rien qu’à l’aéroport. Ainsi, de la pharmacie jusqu’à la dernière compagnie de sous-traitance, on nous dit partout: «Le dumping salarial c’est aussi chez nous». Les visites quotidiennes au piquet de grève montrent que beaucoup de personnes s’identifient à nous. Nous avons aussi eu la visite d’anciens collègues que nous n’avions plus vus depuis des années. Presque tous les partis politiques sont aussi passés nous voir… même si nous attendons toujours le Parti libéral-radical pour être au complet! Nous avons aussi été émus de voir arriver un groupe de retraités de Swissair. Ils avaient entendu parler de nous dans la presse. Ces visites sont très importantes pour le moral des grévistes. La grève nous permet de faire beaucoup de rencontres dans un aéroport qui est un peu une «ville dans la ville», où nous sommes très isolés du fait de l’irrégularité de nos horaires de travail.

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