Cianferoni, N., note de lecture de: Timo Giotto (2021), La désynchronisation des temps professionnels. Vers un nouvel ordre temporel?, (Toulouse, Octarès, coll. « Temporalités: travail et sociétés », 2021, 252 p.) dans Travail et Emploi, n° 168, 2022.
Le phénomène de synchronisation des temps de travail à l’œuvre depuis la révolution industrielle est-il révolu ? La réponse est positive si l’on est convaincu par la thèse avancée dans ce livre. D’après son auteur, Timo Giotto, nous assistons maintenant à un phénomène de désynchronisation des temps sociaux, c’est-à-dire à un éclatement des temps professionnels et sociaux, à une irrégularité croissante des activités humaines nécessitant davantage de coordination. Pour exposer ses arguments, T. Giotto structure son livre autour de quatre sections. La première présente la notion de désynchronisation sur les plans théorique et historique. La deuxième s’intéresse aux comptes épargne-temps (CET) qui représentent son objet d’étude. La troisième analyse le vécu des salariés par rapport à ce dispositif. La quatrième propose, pour terminer, une synthèse des analyses en tentant de mesurer l’impact de la désynchronisation sur la société.
Dans la première section, l’auteur estime que l’individualisation des conditions de travail en cours depuis le déclin de la période fordiste joue un rôle important dans l’avènement de la désynchronisation des temps professionnels ; elle se déploie notamment par la revendication d’un temps de travail choisi, à temps partiel, d’horaires variables, et par celle de la capitalisation des temps en réponse à la pénibilité du travail. Les entreprises voient un intérêt à mettre en œuvre ces revendications qui leur permettent d’utiliser la main-d’œuvre avec une flexibilité accrue et de parvenir à une plus grande efficience dans la production. Toutefois, la désynchronisation n’est pas sans impacts sur la manière dont les salariés travaillent ensemble, c’est-à-dire sur les échanges qu’ils entretiennent et les bénéfices qui en découlent. L’affaiblissement des collectifs de travail est une autre conséquence de ce processus, de même que l’essor des luttes individuelles au détriment des mobilisations collectives. Ces différents éléments conduisent l’auteur à interroger les conséquences de la désynchronisation sur la manière de faire société et d’organiser celle-ci.
La deuxième section entend saisir en quoi les comptes épargne-temps (CET) contribuent à la désynchronisation des temps professionnels. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur l’analyse de 894 accords de CET et de 85 entretiens semi-directifs avec des salariés. Dispositif permettant « au salarié d’accumuler des droits à un congé rémunéré ou de bénéficier d’une rémunération, en contrepartie des périodes de congé ou de repos non prises ou des sommes qu’il y a affectées [1] selon la documentation officielle, il joue un rôle important dans les relations de travail en France. Alors que la réforme des 35 heures a diminué la durée légale du travail en France, les entreprises peuvent néanmoins faire face à un besoin en volume de travail plus conséquent en affectant sur les CET de leurs salariés les heures qu’ils auront effectuées au-delà de la limite légale. L’analyse des accords de CET montre que l’entreprise est davantage protégée et avantagée par ce dispositif. Cela est d’autant plus le cas depuis que la loi du 17 janvier 2003 offre la possibilité aux salariés de bénéficier d’une rémunération immédiate (et non plus seulement d’une épargne en temps à récupérer plus tard) en contrepartie du renoncement à des congés ou à des périodes de repos, ce qui les incite à augmenter leur durée du travail pour toucher une rémunération plus élevée. Une autre conséquence est le transfert des responsabilités de l’entreprise vers les salariés, ceux-ci étant devenus responsables de la gestion de leurs temps de travail et de repos.
S’appuyant sur des entretiens qualitatifs, la troisième section analyse le vécu des salariés avec pour objectif de comprendre les implications concrètes de la désynchronisation. Cette démarche est exposée en deux temps séparés. Dans le chapitre 6, mobilisant les entretiens qu’il a menés avec 44 salariés au sujet des CET, l’auteur constate que ce dispositif est très utilisé, mais que son fonctionnement est généralement peu connu. Il est perçu comme un moyen de ne pas récupérer tout de suite les heures supplémentaires et de disposer d’un surplus d’heures pouvant être transformées plus tard en congés. Il n’en reste pas moins que l’utilisation des CET dépend toujours du contexte organisationnel de l’entreprise, car c’est en fin de compte cette dernière qui définit les conditions de son alimentation, et qui a le dernier mot sur l’usage du temps de travail cumulé. Le chapitre 7 se réfère, quant à lui, à 41 entretiens effectués dans le secteur des services. L’analyse porte cette fois-ci sur deux stratégies complémentaires visant à réduire et à organiser une possible surcharge d’activités professionnelles et familiales : d’une part, la réduction de la place accordée au travail par rapport aux autres activités et obligations personnelles ; d’autre part, la limitation de la porosité des frontières entre les différents temps sociaux, dans le but d’améliorer leur imbrication. Le télétravail est cité en tant qu’exemple de mise en œuvre de stratégie possible, parce qu’il permettrait une meilleure maîtrise des temps. Le chapitre 8 propose une analyse globale des récits des 85 personnes interrogées en identifiant six stratégies d’articulation des temps sociaux.
La quatrième section s’intéresse à l’impact de la désynchronisation sur la société dans son ensemble. L’auteur estime que « la désynchronisation est un fait social qui s’impose à tous, mais dont les conséquences divergent grandement d’un individu à l’autre » (p. 221). Parmi les conséquences possibles, il mentionne différents risques qui pourraient renforcer une polarisation de la société : une division sexuée du travail accrue, un moindre accès des plus précarisés aux avantages induits par la désynchronisation, un affaiblissement du lien social en raison de l’isolement, la résurgence de problèmes de santé publique provoqués par la pénibilité du travail et l’avènement d’une société « H24 » dépourvue d’un rythme dicté par un découpage temporel partagé (de la journée, de l’année ou de la semaine de travail). L’auteur estime que personne ne peut véritablement s’y soustraire. La conséquence est l’émergence d’un nouvel ordre temporel basé sur le transfert du pouvoir de création et de contrôle de la règle de l’État vers les entreprises, ce qui se traduit par l’abolition d’un référentiel horaire strict concernant la mesure et la durée du travail. La désynchronisation serait donc l’émanation d’une nouvelle norme temporelle individualisée et universellement négociable.
Dans ce livre, l’auteur s’est placé devant un défi énorme. S’il a essayé de le relever du mieux qu’il le pouvait, il était probablement un peu démesuré. Tout d’abord, le traitement de données issues de pays différents aurait été nécessaire pour pouvoir avancer l’hypothèse d’un changement de paradigme entraîné par la désynchronisation. Le cas français reste très spécifique à l’échelle internationale avec sa réforme des 35 heures. Ensuite, les analyses proposées n’articulent pas toujours clairement les différents thèmes abordés dans le livre comme, d’un côté, l’analyse des CET (chapitres 3, 4, 5, 6) et, de l’autre, le récit des salariés portant sur l’organisation des flux temporels et leurs stratégies d’articulation des temps sociaux (chapitres 7, 8). Enfin, la méthodologie utilisée pour le traitement statistique des accords CET comporte certaines limites. Si elle permet d’identifier certaines thématiques liées à ces accords, les ordres de grandeur ne permettent de dégager aucune véritable conclusion. D’une part, l’échantillon des accords de CET retenus pour le traitement statistique n’est pas représentatif de ceux de l’ensemble du territoire français ; d’autre part, la transformation de leur contenu écrit en données quantifiables (pouvant être exploitées statistiquement) ne prend pas entièrement en compte les nuances dues à la dimension qualitative des textes.
Toujours est-il qu’avec la notion de désynchronisation, Timo Giotto apporte une perspective nouvelle et originale au débat sur le temps de travail. Avoir l’audace d’interroger les paradigmes que la sociologie a élaborés pour décrire les transformations du temps de travail induites par l’avènement du capitalisme industriel est tout à son honneur. L’auteur saisit pleinement les conséquences potentielles d’un changement de paradigme lorsqu’il écrit que « la désynchronisation apparaît comme un fait social qui frappe l’ordre temporel industriel et remet en cause sa forme historique caractérisée par une norme de durée de travail et de repos, l’intervention de l’État comme puissance normative, une règle commune créant un collectif destinataire et un dispositif de sanction » (p. 32). Apport théorique essentiel pour la sociologie du travail et la sociologie du temps, la notion de désynchronisation pose les bases pour des analyses fécondes et appelle, comme l’écrit Jean-Marc Ramos dans la préface du livre, à ce qu’elles soient poursuivies et creusées dans le cadre d’un programme de recherche.
Note:
[1] Source: Direction de l’information légale et administrative (2022), « Compte épargne-temps (CET) du salarié », Service-Public.fr [en ligne]. https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F1907, consulté le 24 novembre 2022. La création des CET date de la loi du 25 juillet 1994. Cependant, leur contenu et leur mise en œuvre dans les entreprises évoluent au gré des changements législatifs (dont ceux concernant les heures supplémentaires et les limites légales à la durée du travail) et des résultats de la négociation collective.