Compte-rendu de: Dif-Pradalier, M., Lepori, A., & Strozzega, A., Qui erano tutti ferrovieri. Lo sciopero dell’Officina FFS di Bellinzona nel 2008. Studio sul vissuto e sulle percezioni dei protagonisti. Bellinzona: Casagrande, 2019, 134 p.
Texte paru sur le site internet de l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO), par Nicola Cianferoni, juin 2020.
Ce livre est issu d’une étude réalisée par deux chercheuses et un chercheur de la SUPSI de Lugano sur mandat de l’association Giù le mani dall’Officina et des syndicats SEV et Unia. Il revient sur la longue grève de 33 jours qui s’est déroulée dans l’Officina – l’atelier ferroviaire situé à Bellinzone (Tessin) et appartenant aux Chemins de fers fédéraux (CFF) – dans le but de comprendre sa portée et de proposer une réflexion sur son héritage. La méthodologie déployée est très rigoureuse et repose principalement sur un large corpus de 53 entretiens semi-directifs réalisés avec les principaux acteurs impliqués: les ouvriers et les membres de leurs familles, mais aussi des représentants du monde syndical, politique et citoyen. Il faut cependant relever que de nombreuses personnes ont refusé de prendre part aux entretiens. Cet aspect révèle autant les difficultés rencontrées par l’équipe de recherche dans la réalisation de leur étude que la persistance des clivages dix ans après la grève. Une revue de la littérature produite sur celle-ci n’est malheureusement pas proposée. C’est regrettable parce que le lecteur aurait pu mieux saisir la plus-value apportée par l’ouvrage sur le plan scientifique. Les chapitres sont articulés autour de trois périodes: l’avant, le pendant et l’après grève. Ce choix permet aux auteur-e-s de fournir progressivement toutes les clefs indispensables pour développer une compréhension analytique du conflit.
L’avant est celui d’une entreprise industrielle ancienne, fondée en 1874, qui a joué pendant longtemps un rôle central dans le développement économique du Tessin, un canton de montagne très pauvre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’Officina connaît plusieurs décennies de stabilité (au point de devenir un peu vétuste d’après certains ouvriers) jusqu’à la série de restructurations que connaissent les CFF depuis les années 1990. L’organisation du travail évolue du fordisme au post-fordisme, mais dans un contexte de transformations importantes au niveau de la structure de l’entreprise, à l’image d’autres ex-régies fédérales comme les PTT (devenues La Poste et Swisscom). Les conditions de travail connaissent une intensification, une hausse des heures supplémentaires et un allongement du temps de travail effectif. Tous ces éléments constituent la toile de fond de la grève.
Le boom économique d’après-guerre a bouleversé le contexte social qui entoure l’Officina. Celle-ci apparaît, au moment de la grève, comme une sorte de vieux monde industriel placé sous tension par les nouvelles réalités. La main-d’œuvre est presque entièrement masculine et relativement âgée (dont un tiers avec au moins 20 ans d’ancienneté). Des formes organisées de résistance ouvrière commencent à paraître au cours des années 2000: au sein de l’entreprise (avec la formation d’une section syndicale) et au-delà (avec la création de l’association Giù le mani dalle Officine). L’instabilité touche également la direction de l’Officina et cela se reflète dans les départs successifs de plusieurs cadres. Les tensions connaissent une escalade soudaine lorsque la direction des CFF annonce au Conseil d’État du canton du Tessin et à la députation tessinoise aux Chambres fédérales une restructuration d’ampleur de l’Officina, sans donner de détails et sans laisser une marge de manœuvre à la négociation. La crise prend donc une dimension institutionnelle comme le révèlent aussi les manifestations communes (entre ouvriers, représentants politiques et citoyens) et très suivies: d’abord à Berne devant le Palais fédéral, puis à Bellinzone.
La grève éclate le 7 mars 2008 lorsque Nicolas Perrin, directeur de CFF Cargo, annonce la suppression de 126 emplois. Le mouvement est dirigé par un comité de grève composé par sept ouvriers (seuls à bénéficier du droit de vote) et neufs représentants d’institutions politiques, syndicales et scientifiques. Toutes les décisions sont prises par les ouvriers réunis en assemblée générale. Le comité de grève lance une initiative populaire visant à bloquer le terrain du site industriel contre toute spéculation immobilière et à faire de celui-ci un pôle technique-industriel sous contrôle public. Un accord est signé après de longues négociations marquées par plusieurs manifestations populaires, l’intervention du Conseiller fédéral Moritz Leuenberger et la nomination d’un médiateur. Les auteur-e-s ne livrent malheureusement pas de détails sur la manière dont les parties ont cherché à agir sur le rapport de force. On s’interroge par exemple sur les tentatives qui ont existé, ou pas, d’élargir les luttes à d’autres entités des CFF.
Le conflit ne s’arrête pas avec la signature de cet accord et il perdure du moins jusqu’à l’échec de l’initiative populaire lancée par les grévistes et rejetée aux urnes le 19 mai 2019. Cette période est décisive pour saisir la portée de la grève, mais aussi ses limites. Le rapport de force se déplace progressivement à l’avantage des CFF. Une table ronde est instituée pour discuter l’avenir du site industriel, mais elle s’enlise rapidement. Les ouvriers estiment que les CFF ne se prêtent pas au jeu et rendent plus défaillante l’organisation du travail. En parallèle, le personnel intérimaire augmente considérablement au détriment des emplois stables. Les options envisagées pour la relance des activités productives restent lettre morte. De nombreux ouvriers estiment que le « déclin programmé » de l’Officina est devenue la source de leur mal-être. Seules les femmes des grévistes ressentent le besoin d’effectuer une élaboration collective de leur implication pratique et émotionnelle dans la lutte. Elles fondent le projet Officina Donna autour de la création d’une pièce de théâtre. Les récits révèlent les sentiments contradictoires générés par la lutte, mais aussi le rôle et l’initiative des femmes dans une grève conduite par des hommes. Le chapitre traitant de cette question aurait pu cependant thématiser davantage la manière dont le projet Officina Donna s’inscrit dans le mouvement d’émancipation des femmes.
Le livre de Maël Dif-Pradalier, Angelica Lepori et Agnese Strozzega ne pourra pas laisser indifférents les chercheurs intéressés à l’histoire sociale ou à la sociologie des mouvements sociaux en Suisse. En donnant la voix aux acteurs impliqués dans le conflit concernant l’avenir de l’Officina, l’ouvrage thématise autant le sens que peut avoir encore la grève comme moyen d’action que l’importance d’adopter les bonnes stratégies dans les luttes syndicales. Les auteur-e-s abordent de manière très pertinente des sujets encore controversés: l’échec de la construction d’une orientation syndicale plus radicale contre les pratiques dominantes du « partenariat social », la difficulté à assurer une relève et une continuité lorsqu’une grève est menée par des « anciens », et l’éloignement progressif du comité de grève des ouvriers lorsque les négociations se déploient sur plusieurs années. Dans la conclusion, l’interrogation porte sur certains choix stratégiques tels que la volonté de créer un pôle technique-industriel sous contrôle public (plutôt que de rechercher une voie autogestionnaire inspirée par l’expérience de LIP en France).
Bien que les analyses évoquées soient toutes intéressantes et précieuses pour saisir la portée de la grève, elles auraient parfois méritées d’être approfondies un peu plus. On a l’impression par moments que le livre est sorti plus tôt qu’il ne l’aurait dû et que les auteur-e-s ne disposaient pas encore de tout le recul nécessaire. Ainsi, les véritables raisons du conflit social et les clivages provoqués par la grève à l’Officina ne sont pas entièrement clarifiées par ce livre. La dimension institutionnelle de la crise est par exemple évoquée en filigrane sans être développée en tant que telle. Cet aspect me paraît pourtant central pour saisir la spécificité de la grève (et donc de ses limites et son isolement par rapport aux autres régions de la Suisse), l’échec du comité de grève dans ses efforts à « politiser les questions locales dans la tentative de tracer et construire collectivement une voie autonome » (p. 118) et la défaite que les ouvriers connaîtront dix ans après avec le rejet de leur initiative populaire.